Jeux de rôle : les formations dont vous êtes le héros
Le jeu de rôle n’est pas une nouveauté, loin de là. Son usage en formation a fait ses preuves. Ses possibilités sont nombreuses et il se distingue de ses cousins, les serious game, études de cas et mises en situation, en impliquant complétement les participants dans un récit dont ils sont à la fois auteurs et acteurs. Zoom sur une modalité au fort potentiel.
Qu’entend-on par « jeu de rôle » ?
Avant d’aller plus loin, penchons-nous sur la définition du jeu de rôle, qui peut s’appliquer au contexte pédagogique ou ludique. Celle de Wikipédia a l’avantage de rassembler tous les éléments clés sur le sujet :
« Un jeu de rôle est une technique ou activité, par laquelle une personne interprète le rôle d’un personnage (réel ou imaginaire) dans un environnement fictif.
Le participant agit à travers ce rôle par des actions physiques ou imaginaires, par des actions narratives (dialogues improvisés, descriptions, jeu) et par des prises de décision sur le développement du personnage et de son histoire. »
On voit donc bien la différence avec d’autres modalités voisines :
- Dans une mise en situation, le scénario et les éléments de réponse à la situation sont connus de l’animateur et permettent de guider et de débriefer les participants sur les bonnes pratiques associées à la situation. Dans un jeu de rôle, le scénario est complètement ouvert et il n’y a pas de posture attendue, l’aléa est le maître mot.
- Dans une étude de cas, la posture est davantage analytique et moins dans la mise en scène et l’improvisation, avec une fois encore une réponse attendue.
- Ce n’est pas non plus un serious game, puisqu’il n’y a pas de notion de contexte « sérieux », de situation réaliste. Le jeu de rôle se focalise davantage sur des environnements plus éloigné des univers métiers, où l’imagination et la créativité des participants ont la part belle (là où le serious game suit en général un script pré-établi).
Petite histoire du jeu de rôle
Le jeu de rôle n’est pas une invention récente, y compris en pédagogie.
Dès les années 1930, les murder parties (soirées où les invités tentent de résoudre une affaire de meurtre) ou les war games (jeux de reconstitution de batailles sur table) se posaient en précurseurs des jeux de rôle, en impliquant les joueurs dans la co-construction et l’avancée d’un récit (enquête ou conflit) commun. La méthode d’improvisation théâtrale, plus ancienne encore, a également servi d’inspiration à la modalité qui nous intéresse.
Il faut pourtant attendre 1974 pour que le premier jeu de rôle reconnu comme tel fasse son apparition : c’est le célèbre Donjons et Dragons, ou « D&D » pour ses fans, qui comptait en 2020 plus de 40 millions de joueurs dans le monde. Le format de D&D pose les bases du jeu de rôle dit « sur table » ou « papier » : des joueurs (appelés PJ, pour Personnages Joueurs), sont assis autour d’une table pour vivre un scénario dans lequel il sont accompagnés par un Maître du Jeu (ou MJ) qui va tisser la trame narrative et incarner l’ensemble des Personnages Non-Joueurs (PNJ), c’est-à-dire les alliés ou ennemis rencontrés par les joueurs. Des papiers et des crayons suffisent à fournir une expérience immersive où chacun contribue au récit.
De nombreuses variations et modalités suivront ensuite :
- Dès 1977 ont lieu les premières sessions de jeu de rôle « Grandeur Nature», au cours desquelles les joueurs incarnent leurs personnages en costume, dans un environnement réel (forêt, chateau…)
- En 1978, un étudiant anglais invente le premier jeu de rôle sur ordinateur, appelé MUD, pour Multi User Dungeon. A ce stade il s’agit d’un jeu entièrement textuel dans lequel le joueur entre des commandes pour indiquer les choix qu’il fait
- Dans les années 1980, les jeux de rôles sur ordinateur se développent sur PC et consoles avec une école japonaise (Dragon Quest, Final Fantasy…) et une école occidentale (Ultima, Fallout…). Ici le joueur contrôle en temps réel son personnage et interagit avec un univers créé par les développeurs.
- Les années 1990 voient l’explosion des jeux de rôles sur des forums en lignes où les parties se basent sur des échanges de messages
- En 1996 parait Meridian 59, le premier MMORPG (massive multiplayer online role playing game, jeu de rôle massivement multijoueur en ligne) moderne, puis en 2004 le champion du genre : World of Warcraft.
- Enfin, en 2009 paraît Rollisteam, le premier VTT (pour Virtual Table Top), qui permet de jouer à des parties de jeux de rôles sur table en étant en ligne. La « table » est alors reproduite dans le logiciel et les participants échangent par téléphone ou en vidéo.
Bien sûr, le genre ne cesse d’évoluer et toutes ces modalités peuvent aussi se retrouver en formation (en e-learning par exemple, le rôle du MJ peut être remplacé par un scénario pré-écrit avec plusieurs embranchements, à la façon des Livres dont vous êtes le héros). On notera également la richesse quasi infinie des thèmes et univers possibles : depuis l’Angleterre victorienne jusqu’au futur, en passant par de l’heroic fantasy ou des enquêtes paranormales.
Quelques concepts clés
Le jeu de rôle, comme beaucoup d’autres modalités, possède ses propres codes et concepts associés, en voici une liste non exhaustive, pour mieux en comprendre les ressorts.
L’immersion est au cœur du jeu de rôle. En effet, comme indiqué plus haut, les PJ sont les acteurs de leur histoire et de leur destinée. Ils prennent eux-mêmes toutes les décisions du scénario qui les réunit et en assument également les conséquences. Ainsi, un joueur peut très bien décider de faire en sorte que son personnage saute à la perche (de façon fictive !) sans l’avoir jamais pratiqué, mais c’est prendre le risque d’un échec, voire d’une blessure. La question la plus connue posée par le MJ est « que faites-vous ? ». Un autre exemple : « Votre groupe est tranquillement attablé dans une taverne quand un individu visiblement renfrogné vous prend à parti. Que faites-vous ? ». Les joueurs peuvent alors choisir de répondre à l’individu, de l’ignorer, ou de hausser le ton par exemple (a nouveau au figuré puisque l’action est narrée et non jouée réellement, sauf dans le cas du jeu de rôle Grandeur Nature). Ce faisant, les joueurs mobilisent des compétences dites soft skills, comme l’autonomie, la créativité ou la gestion de l’imprévu. Nous y reviendrons plus loin.
Au cœur de tout bon jeu de rôle se trouve le concept d’aléa, qui avec le concept d’incarnation de personnage est mis en avant dans de nombreuses classifications de jeux, comme celle de Roger Caillois en 1958. Selon ce concept, le scénario n’est qu’une trame de départ, les joueurs construisant une histoire commune autour du scénario…et pouvant même décider de ne pas le suivre. Par exemple, si après avoir entendu la proposition d’une mission dangereuse par un personnage douteux dans une taverne, les PJ décident de ne pas accepter la mission, c’est leur droit et le MJ doit s’y adapter.
Pour résoudre l’incertitude, plusieurs outils existent, les dés polyédriques étant les plus connus. Ce sont des dés qui peuvent avoir entre 3 et 100 faces. Pour autant, d’autres méthodes existent, comme tirer des cartes, tourner une roue, utiliser un tableau de résolution… Le but est de faire réaliser un test au joueur pour confirmer la bonne réalisation de l’action entreprise ou son échec.
Reprenons l’exemple du saut à la perche :
- Le PJ souhaite utiliser une perche pour surmonter un obstacle
- Le MJ établit un niveau de difficulté à cette action, par exemple 15 sur un maximum de 20, pour une action complexe, et demande au PJ d’effectuer un « test » afin de confirmer si l’action est un succès (score de 15 ou plus) ou un échec (score inférieur à 15)
- Le PJ étant ici athlétique, sa fiche de personnage (voir plus bas) lui donne un bonus de deux points à ce genre de test physique. En revanche, sa méconnaissance des mécanismes du saut à la perche le pénalise d’un point.
- Le PJ lance le dé et obtient, 13, qui, une fois ses bonus et malus appliqués, lui donne un total de 14, signifiant un échec (avec peut-être des conséquences, comme une blessure).
- L’aléa est donc résolu : l’échec de l’action empêche le franchissement de l’obstacle par le PJ, qui doit donc trouver une autre solution
Le matériel peut varier selon la modalité et le contexte, mais les PJ ont fréquemment une fiche de personnage assez détaillée, qu’ils établissent eux-mêmes en début de partie en créant leur personnage. Elle donne corps au personnage en résumant son histoire, ses caractéristiques physiques et psychologiques (représentées par des statistiques qui peuvent influencer le score obtenu aux dés) ou encore les objets dont il dispose à n’importe quel moment. La fiche évolue donc au fur et à mesure du jeu (si le personnage perd des points de vie ou obtient un objet par exemple).
Et en formation ?
Nous l’avons déjà évoqué, le jeu de rôle se prête à tous les formats et toutes les temporalités. Il peut être mis en place dans des dispositifs de formation synchrones (classe virtuelle et présentiel), asynchrones (e-learning ou vidéo interactive), physiques, digitaux, et même en hybride avec des applications-guides (qui prennent le rôle du maître du jeu en créant des événements aléatoires) lors de formations présentielles par exemple.
Le but premier du jeu de rôle est de permettre le développement de compétences spécifiques à ce type d’exercice, qu’il serait difficile de favoriser dans une modalité plus contrainte ou en proie avec la réalité, comme une étude de cas. Ainsi, l’autonomie, la coopération en équipe (puisque les scénarios sont basés sur l’atteinte d’un objectif commun), la prise de décision ou la capacité d’adaptation sont favorisées par la pratique du jeu de rôle, de même que le sens de l’improvisation ou la créativité des participants.
C’est pour cela qu’il est recommandé, dans la mesure du possible, de favoriser des scénarios et contexte de « fiction », contrairement aux mises en situations sur le métier (où les participants peuvent être jugés sur leur connaissance du sujet). Il est tout à fait possible de contribuer au développement des compétences de management en dehors d’une agence bancaire ou d’un bureau : mettre les participants aux commandes d’un vaisseau spatial piégé dans un champ d’astéroïdes ou dans la peau de l’équipage d’un navire de flibustiers fonctionnera très bien et embarquera (jeu de mot intentionnel) les joueurs dans une aventure dont ils se souviendront, créant une véritable expérience apprenante qui favorise le développement de soft skills.
De même, le principe d’aléa et de narratif co-construit suppose que les joueurs aient la liberté de choisir, ou ne pas choisir, en assumant les conséquences de ces décisions. Le maître du jeu / animateur / guide doit prendre cela en compte dans l’accompagnement et l’animation du jeu. Cela s’appuie également sur le principe d’autodétermination, théorisé par Deci et Ryan et traité dans un autre article.
Le jeu de rôle, par sa nature, contribue également à favoriser la présence d’un sentiment de progression et d’efficacité personnelle au sens d’Albert Bandura, c’est-à-dire que l’engagement vers le dénouement du récit va également favoriser la croyance des participants dans leur capacité à réussir leur mission.
Tous ces éléments sont clés en formation et le passage par le jeu de rôle y contribue. Pour autant, comme tous les jeux dans un contexte de formation, le jeu de rôle ne saurait se suffire à lui-même. Un temps de débriefing, feedback et retour sur l’expérience vécue (qui peut éventuellement s’appuyer sur des captures vidéos de la session de jeu) est indispensable à l’ancrage des apprentissages et à la création de liens concrets avec les compétences ciblées. Et bien sûr, et comme toujours en formation, cette modalité n’est pas une panacée et doit être utilisée pour répondre à des objectifs pédagogiques qui s’y prêtent.
Le jeu de rôle en formation est donc le fruit d’une histoire riche et regorge de potentiel, avec des possibilités multiples. La limite est donc l’imagination des concepteurs du scénario, mais d’abord et avant tout celle des participants, qui vont embarquer dans une grande aventure ludique…et pédagogique !
Axel AZOULAY, Ingénieur pédagogique
Sources :
Bandura, A. (1995), Self-Efficacy in changing societies, Cambridge University Press.
Caillois, R. (1958), Les Jeux et les Hommes, Gallimard, Folio Essais.
Deci, E.L. et Ryan, R.M (2002), Handbook of self-determination research, University of Rochester Press.
« Jeu de rôle », Wikipédia [consulté le 11/04/2022]
Mariais, C. (2010), « Des ressorts de jeu pour une assistance à la conception de scenarios Learning Role Playing Games ». Proceedings of RJC EIAH 2010 – Troisièmes Rencontres Jeunes Chercheurs sur les EIAH.
Patin, B. (2005), « Le jeu de rôles : pratique de formation pour un public d’adultes », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2005/3-4