Les biais cognitifs : mécanismes sous-jacents et enjeux

Les biais cognitifs sont aujourd’hui fréquemment mis en avant comme facteurs explicatifs de certaines de nos décisions.

Nous proposons dans ce billet d’explorer ces biais à travers deux exemples, la portée des connaissances sur les biais et leurs limites. Quelles pensées implicites se cachent-elles derrière le recours aux biais ou au contraire derrière la critique des biais ?

Les biais cognitifs correspondent à des écarts par rapport à des jugements rationnels et ou normatifs. Ils sont aussi définis comme des erreurs de jugement. Ils impliquent donc une forme de consensus sur ce qu’est la rationalité et la normativité. Les biais sont critiqués car ils peuvent mener à des erreurs, néanmoins ils permettent aussi de nous adapter à notre environnement. Enfin, l’utilisation du terme biais peut créer de la confusion car c’est un terme polysémique.

A l’IFCAM, deux psychologues cognitivistes et une chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation se sont ainsi livrés à des débats contradictoires sur les biais, ils présentent ici leurs conclusions, sachant que la discussion est toujours ouverte !

Une théorie qui oriente les recherches sur les biais : celle du cerveau probabiliste

En neurosciences, la théorie du cerveau bayésien est popularisée par différents chercheurs comme Stanislas Dehaene. Elle propose d’utiliser des probabilités pour étudier l’adéquation de prédictions avec les expériences vécues. Cette théorie postule que notre cerveau infère une représentation du monde à partir des stimulations sensorielles entrantes. Le cerveau utilise ensuite cette représentation pour anticiper et prédire les prochaines entrées sensorielles. Cette faculté de prédiction permet de gagner du temps dans la prise de décision. Elle repose sur le concept de croyance au sens probabiliste : puisqu’il y a une très faible probabilité que le soleil ne se lève pas demain, nous pensons tous qu’il se lèvera. Ce concept de croyance probabiliste porte le nom de Bayes, un mathématicien du XVIIIème siècle.

A partir de ces croyances, chaque expérience vécue appuie ou nuance les probabilités qu’un événement se produise de nouveau. Le cerveau se prépare alors à vivre certaines expériences, via des prédictions permettant d’anticiper le déroulement de ces expériences, basées sur le passé.

« D’un côté, on peut considérer que le cerveau cherche la solution idéale : il emploie la méthode d’inférence bayésienne qui estime la probabilité de la cause des événements à partir d’observations antérieures pour faire des prédictions statistiquement optimales. (…) De l’autre, on peut considérer que le cerveau cherche rapidement une solution acceptable (et donc pas nécessairement idéale) en travaillant de manière heuristique. » (Florent Meyniel, Institut des sciences du vivant Frédéric Joliot – IA : prédire simplement et efficacement comme le cerveau (cea.fr)

En psychologie cognitive, une heuristique est une stratégie cognitive qui permet de simplifier des situations (pour gagner du temps) mais qui nous fait aussi passer à côté de certaines informations importantes pour la réflexion. Les heuristiques ne sont ni précises, ni spécifiques, ce sont des raccourcis approximatifs de la pensée. Elles sont utiles mais ne peuvent pas constituer une base solide pour la réflexion. Au sens le plus primaire, disposer d’heuristiques pour raisonner a permis la survie dans beaucoup de contextes grâce à leur rapidité (exemple : fuite face à un danger). Aujourd’hui ces raccourcis de la pensée sont toujours utiles, mais nous empêchent parfois de raisonner en intégrant toutes les informations nécessaires. Ces heuristiques, parce qu’elles sont automatiques et non contrôlées, nous mènent à des biais cognitifs.

Deux biais cognitifs fréquents dans la vie quotidienne permettent d’illustrer leurs mécanismes sous-jacents

1)        Les coûts irrécupérables

Vous êtes-vous déjà retrouvés dans cette situation : l’un de vos projets commence à prendre une direction assez défavorable. Les résultats ne sont pas au rendez-vous, mais vous poursuivez jusqu’à le terminer, car beaucoup de ressources ont déjà été engagées. Il faut au moins réussir à le terminer.

En psychologie cognitive, ce biais s’explique par l’escalade de l’engagement. Il s’agit d’une situation dans laquelle se trouve un individu qui continue de réaliser des actions afin d’être cohérent avec une décision passée. Et ce, même s’il s’avère que la décision initiale n’était pas bonne. Par exemple, on a tendance à rester dans une salle de cinéma jusqu’au bout du film, même si celui-ci ne nous plaît pas : « J’ai payé pour voir ce film, ce serait du gâchis de partir ». Et on prend alors une décision (je reste) en se basant sur les coûts passés (j’ai déjà payé) et non sur les coûts et bénéfices présents et futurs, qui sont les seuls qui devraient rationnellement compter dans la décision.

Les premiers travaux sur le sujet ont été menés par Staw dans les années 70. Au cours de ces expériences, il montre qu’on observe le biais des coûts irrécupérables lorsque deux conditions sont réunies :

–             La première, c’est d’avoir reçu un feedback négatif sur son action ou sa décision initiale. On a donc conscience que ça s’est mal passé.

–             La seconde condition, c’est le besoin impératif de devoir se justifier. Lorsque quelqu’un ou vous-même, vous demande des comptes sur la décision ou l’action initiale.

Dès que ces conditions sont réunies, nous avons tendance à nous enliser dans notre décision initiale. Nous risquons même de réaliser de nouvelles actions qui vont empirer les choses. Par ce qu’il est cognitivement difficile d’admettre que l’on s’est « trompé ». Pour tenter de se défaire de ce biais, une bonne pratique est de se focaliser sur la valeur actuelle et future qu’apportent et apporteront les différents choix, et non sur la charge passée qui est de toute façon irrécupérable.

2)        Biais d’ancrage

              Prenons un nouvel exemple pour illustrer le fonctionnement d’un biais : vous recherchez un nouveau prestataire dans le cadre d’un projet. Vous avez besoin d’être accompagné pour répondre à la demande d’un de vos clients, dans un domaine sur lequel vous êtes novice. Cette prestation d’accompagnement coûte habituellement 500€/j. mais vous ne le savez pas.

Vous appelez deux agences pour leur exposer votre besoin, puis celles-ci vous envoient leur proposition tarifaire. L’une est à 950€/j, et l’autre à 900€/j. Puis vous poursuivez votre recherche, et vous vous tournez vers une 3e agence, qui vous propose cette fois un tarif de 750€/j. Les 3 propositions, au-delà du prix, sont équivalentes dans le fond. Vous décidez alors d’accepter la 3e. C’est en plus une bonne occasion, au vu des tarifs annoncés par les agences précédentes. Dans cet exemple, les nombres 900 et 950 ont agi comme une ancre pour votre jugement. Vous avez analysé la 3e proposition tarifaire en fonction des valeurs de référence 950 et 900.

              Si on observe ce qu’il se passe d’un point de vue cognitif, que l’on cherche à identifier les causes, les processus mentaux impliqués de l’effet d’ancrage, il faut aller chercher du côté de la mémoire. Et plus précisément la mémoire de travail. Lorsqu’on doit répondre à une question, prendre une décision, émettre un jugement, on a besoin de s’appuyer sur des informations, et le premier endroit où notre cerveau va aller chercher, c’est dans notre mémoire de travail : une mémoire à court terme, rapide, constituées d’éléments qui viennent d’arriver à notre cerveau. Et puis souvent, quand l’information que l’on cherche ne s’y trouve pas, on va chercher dans un second temps dans notre mémoire à long terme. Mais c’est un processus plus coûteux qui demande davantage d’efforts et de ressources cognitives. Donc le cerveau, qui optimise son énergie, a plutôt tendance à prendre comme référence les informations les plus récentes : dans notre exemple, il s’agit des nombres 950 et 900. Il prend ces nombres comme référence, et va estimer que 750€/j est un bon prix. Mais dans ce cas précis, vous êtes novice dans le domaine, et le plus pertinent pour juger du tarif aurait été de vous appuyer sur d’autres éléments : un collègue qui connaît ce marché, ou même plusieurs collègues, c’est encore mieux. L’idée est de croiser un maximum d’informations pertinentes pour mettre en perspective ce que l’on vous propose et ne pas payer 750€/jour quelque chose qui en vaut 500.

              Pensez-y la prochaine fois que devrez négocier un contrat, demander un devis… le premier qui donne un chiffre place son interlocuteur dans son propre cadre de référence.

Enjeux liés aux nouvelles théories et aux usages des biais cognitifs

De nouvelles théoriques viennent compléter ou enrichir les théories autour des biais, qui ont été largement impulsées par les travaux de Kahneman et Tversky dans les années 70.

Le courant de la « décision en situation » rapproche les biais et les erreurs et leur redonne ainsi toute leur place, l’individu n’est plus isolé de son contexte, agent strictement rationnel victime de biais dont il doit se défaire. Il s’agit plutôt de considérer l’erreur et les biais comme participant au processus décisionnel. Ce processus est lui-même situé dans un contexte et est aussi lié à la personne qui décide. Le niveau d’expertise du décideur conditionne sa capacité à prendre des décisions dans une situation complexe. Cette expertise se traduit par l’automatisation de certains processus cognitifs dans la situation. Elle ne se réduit pas à la connaissance du décideur dans son domaine, au contraire, elle implique qu’il est capable d’identifier quelles sont ses propres lacunes. Cela lui permet ainsi de repérer ses incertitudes afin d’optimiser l’allocation de ses ressources cognitives (Lebraty & Pastorelli-Negre, 2004). Dans cette perspective, le décideur va enrichir ses heuristiques au fur et à mesure des situations dans lesquelles l’erreur lui aura permis d’adapter sa compréhension des dites situations.

Les théories sur les biais ont également été complétées par différentes recherches, comme celles menées par Olivier Houdé sur le contrôle inhibiteur. Ce chercheur met ainsi au jour trois systèmes cognitifs dans le développement et l’apprentissage humain : un système « heuristique » (cf. supra la définition des heuristiques en sciences cognitives), un système d’inhibition qui « interrompt le système heuristique » et active un troisième système qui correspondant à la pensée « réfléchie » (Houdé, 2019). Le système d’inhibition dans cette théorie permet d’empêcher le mode de pensée rapide et automatique, et d’activer une pensée plus lente et plus réfléchie. Le système d’inhibition est guidé par certaines émotions qui combinent « le doute, le regret et la curiosité » (Houdé, 2023).

Aujourd’hui, quelques travers sont repérés dans les références explicites aux biais cognitifs. Ils sont parfois mis au pilori, alors qu’ils correspondent à une réaction cognitive dans une situation donnée. De plus, il existe des contextes et des situations plus favorables à l’activation de biais que d’autres, ainsi que des différences interindividuelles.

Les biais peuvent servir de prétexte pour se déresponsabiliser soit en tant qu’individu, soit en tant qu’organisation, alors que les situations sont souvent le résultat de nombreux facteurs non exclusivement réductibles aux biais. De plus, des confusions existent entre les biais cognitifs, le fonctionnement de la mémoire, et les comportements, ou entre les concepts eux-mêmes, comme par exemple, les biais et les stéréotypes. Un stéréotype, c’est une « image dans notre tête » (Lippmann, 1922), un ensemble de croyances à propos des attributs personnels partagés par un groupe de gens (Yzerbyt & Schadron, 1996), des croyances sur-généralisées à propos d’une catégorie sociale (Allport, 1954 ; Brauer & Chappe 2008).

En conclusion…

Lorsque nous mobilisons les biais en tant qu’objet de formation, essayons de conserver notre esprit critique et nos capacités de discernement afin d’accompagner nos apprenants à développer les leurs et à mieux se comprendre. C’est pourquoi à l’IFCAM nous travaillons à démystifier les biais, leur rôle et leurs effets.

En juin 2024, l’IFCAM lance un module intitulé « Stéréotypes et biais cognitifs : leurs impacts sur les individus et sur les organisations ». Il s’inscrit dans un parcours portant sur la mixité et la diversité au sein du Groupe. Ce module est entièrement sourcé par des études scientifiques en psychologie et en sociologie, il analyse les mécanismes sous-jacents aux stéréotypes et aux biais, et décrit les postures pour les accepter ou les inhiber à bon escient.

Camille Besson, conceptrice pédagogique

Dorothée Cavignaux-Bros, Docteure en Sciences l’Education et de la Formation et Responsable de Recherche au sein du Lab Innovation et R&D

Pierre Travaglini, ingénieur pédagogique

Bibliographie

Allport, F. H. (1954). The structuring of events: outline of a general theory with applications to psychology. Psychological Review61(5), 281.

Brauer, M., & Chappe, B. (2008). Les stéréotypes et la variabilité perçue dans les groupes: état des lieux et enjeux. L’Année psychologique, 108(1), 133-167.

Dehaene, S. (2011). Le cerveau statisticien: La révolution Bayésienne en sciences cognitives. Cours de psychologie expérimentale de 2011–2012 au Collège de France.

Houdé, O. (2019). Sciences cognitives, neurosciences et éducation. Futuribles, (1), 43-51.

Houdé, O. (2023). « Comment raisonne notre cerveau », entretien avec Martine Fournier. 364. Revue Sciences Humaines.

Joliot, F. (2022). « IA : prédire simplement et efficacement comme le cerveau ». https://joliot.cea.fr/drf/joliot/Pages/Actualites/Scientifiques/2022/IA-predire-comme-cerveau-recurrence-modulee.aspx

Lebraty, J. F., & Pastorelli-Nègre, I. (2004). Biais cognitifs : quel statut dans la prise de décision assistée?. Systèmes d’information et management, 9(3), 87-116.

Lippmann, W. (1922/1965). Public Opinion. New York: The Free Press.

Yzerbyt, V., & Schadron, G. (1996). Connaître et juger autrui: une introduction à la cognition sociale.

Pour aller plus loin

https://www.cairn.info/dossiers-2023-8-page-1.htm

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